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La réflexion stratégique : plantons le décor !
Date de publication : 20.12.22
Dans l’inconscient collectif, la réflexion stratégique semble le plus souvent être considérée comme l’apanage de grandes structures (multinationales, organisations internationales ou gouvernements), les structures plus modestes (TPE, PME voire ETI) semblant en dehors du périmètre à l’exception notable des start-up… Dès lors, ce même inconscient collectif semble reconnaître comme seuls intervenants pertinents pour traiter ces sujets uniquement les organisations de taille similaire à ces donneurs d’ordre que sont les Mc Kinsey, Boston Consulting Group, Kearney, etc. Mais par quelle bizarrerie une vraie réflexion stratégique ne devrait-elle être pas être le pain quotidien de tout dirigeant d’entreprise, de la plus petite à la plus grande ? Et en conséquence, pourquoi les outils et concepts utilisés par ces grands cabinets ne pourraient-ils pas être proposés par d’autres structures à leurs clients plus modestes ?
Si l’étendue et la complexité des problèmes à gérer peuvent différer selon la taille, l’enjeu est le même pour toutes les entreprises : continuer à se développer au mieux. Et comme aucune raison valable ne permet de considérer les outils et concepts issus de la recherche sur ce sujet comme inadaptés à certaines organisations, il est de la responsabilité des dirigeants d’une part de s’approprier ces outils et d’autre part de mener à bien ce travail de réflexion stratégique. Il ne saurait y avoir de réflexion stratégique « low cost ». Il n’y a qu’une seule certitude : aucune organisation humaine espérant exister dans la durée ne peut faire l’économie d’une vraie réflexion stratégique.
L’objet de cette série d’articles est donc de présenter l’ensemble des concepts à l’œuvre dans ce travail de réflexion et de mise en œuvre stratégique pour mettre en évidence que ces outils sont utilisables par toutes les structures sans considération de taille. Mais avant d’entrer dans le détail, il convient dans un premier temps de planter le décor et d’expliciter le cadre dans lequel nous allons évoluer.
« Aucune organisation humaine espérant exister dans la durée ne peut faire l’économie d’une véritable réflexion stratégique. »
Un changement de paradigme
L’abondante littérature qui traite de la réflexion stratégique d’entreprise aborde généralement de façons diverses et plus ou moins étendues les trois questions suivantes :
- Comment identifier le(s) produit(s) ou service(s) que l’entreprise devrait proposer à quels clients pour réussir ?
- Sur quel modèle de domination doit-elle s’appuyer pour s’assurer des profits durables ?
- Sur quel avantage compétitif durable s’appuyer pour maintenir ses positions sur son marché ?
Très opérationnelles, ces questions explicitent les principaux axes de la réflexion stratégique mais elles oublient une chose importante : elles omettent de définir l’objectif global dans lequel ces réflexions s’inscrivent. Ou plus exactement, cet objectif global dans lequel elles s’inscrivent est préexistant et sous-entendu parce que considéré jusqu’à présent comme immuable : l’objectif de ces réflexions est de maximiser la capacité de l’entreprise à réaliser des profits à l’exclusion de toute autre préoccupation. Or, depuis les années 90, la recherche socio-économique a fortement impacté la perception que l’entreprise a de son environnement, de ses interactions avec celui-ci et des responsabilités qui en découlent. Les réflexions mises en avant par ces travaux ont eu pour conséquence une modification profonde de la vision que l’entreprise avait d’elle-même et de ses responsabilités.
« L’intégration des attentes des parties prenantes dans l’équation impacte l’entreprise jusque dans la raison même de son existence. »
En effet, ces travaux ont entrainé le passage d’un modèle centré quasi exclusivement sur l’entreprise et ses actionnaires à un modèle intégrant l’ensemble des parties prenantes à l’action de l’entreprise. Proposée par R. Edward Freeman dès le milieu des années 80, c’est plus récemment que les conséquences de cette approche ont réellement été comprises par les entreprises dans toutes leurs dimensions. Car loin de se limiter à une simple adaptation du management de l’entreprise, l’intégration des attentes des parties prenantes dans l’équation impacte l’entreprise jusque dans la raison même de son existence.
Car si la prise en compte exclusive des attentes de ses actionnaires avait pour conséquence évidente de désigner la recherche du profit financier comme seul et unique objectif de l’entreprise, élargir cette prise en compte aux attentes de toutes les parties prenantes à l’action de l’entreprise modifie nécessairement la définition de cette notion de valeur. La multiplicité des intervenants induit de fait la multiplicité des définitions qui ne peut plus se limiter au seul aspect financier.
Dès lors, on voit mal comment cette nécessité d’intégrer ces attentes multiples pourrait ne pas avoir d’impact sur la réflexion stratégique de l’entreprise car il lui est désormais impossible de penser celle-ci en ignorant ces attentes. Et ce d’autant plus dans un monde aussi ouvert et communicant que le nôtre. Cela étant, une stratégie même long terme ne peut être considérée comme coulée dans le bronze et intangible. Toute entreprise doit s’adapter aux contraintes induites par les évolutions que connaît son environnement. Dans la mesure où ces évolutions deviennent à la fois plus fréquentes mais surtout plus radicales, cette capacité d’adaptation concerne également la stratégie de l’entreprise qui n’est plus aussi durable qu’elle a pu l’être par le passé. A contrario, il est permis de penser que les principales attentes des parties prenantes sont, elles, relativement stables dans leurs grandes lignes.
Dans la mesure où il est évidemment inenvisageable de soumettre chaque décision stratégique de l’entreprise à la « validation » collective des parties prenantes, sur quelle « norme » pourrait-elle s’appuyer pour assurer les tiers que ses évolutions stratégiques respectent « par nature » leurs attentes et leurs valeurs ? Pour répondre à cette question, il est apparu nécessaire de doter l’entreprise d’un cadre dont le rôle serait d’« encapsuler » les décisions de l’entreprise en général, et la réflexion stratégique en particulier, dans un ensemble de valeurs à même de rassurer les parties prenantes sur l’intégration a priori de leurs attentes dans toutes les décisions prises par l’entreprise.
Ce cadre long terme c’est la notion nouvelle de « Raison d’Être » qui le pose. Selon la définition qu’en donne la loi PACTE, la raison d’être « est le projet long terme dans lequel s’inscrit l’objet social de l’entreprise. Elle définit ainsi sa contribution à l’intérêt collectif et donne sens à son action ainsi qu’à celle de ses collaborateurs. ». D’après cette définition, la Raison d’Être explicite la façon dont l’entreprise décide d’interagir avec son écosystème et la société toute entière, elle porte ses valeurs fondamentales qui doivent sous-tendre toutes ses décisions, stratégiques ou pas. C’est à travers cette expression de ses valeurs fondamentales que l’entreprise montre qu’elle cherche à répondre durablement à l’attente de ses parties prenantes. Nous aurons l’occasion de revenir sur la notion de Raison d’Être et sur les moyens de la définir.
Certains diront que définir une Raison d’Être reste facultatif et que les entreprises peuvent toujours décider de s’affranchir de cette démarche. Réglementairement, cela est exact. Mais réfléchissons deux minutes. Quelle raison pourrait mettre en avant une entreprise de NE PAS exprimer de Raison d’Être ? Comment une entreprise peut-elle justifier son refus de définir un tel concept pour elle-même sinon en sous-entendant que sa raison d’être est celle qui prévalait jusqu’à présent c’est-à-dire la recherche exclusive du profit ? Dans le monde de plus en plus en recherche de sens qu’est le nôtre, cette posture serait-elle totalement exempte de danger pour l’entreprise ? Poser la question semble y répondre mais nous y reviendrons.
De la mise en œuvre de la stratégie
« Une stratégie aussi performante soit-elle n’est rien sans mise en œuvre opérationnelle efficiente. »
Quelle est la différence entre compliqué et complexe ? Cette question peut paraître triviale mais elle est fondamentale pour comprendre les contraintes de la mise en œuvre d’une réflexion stratégique.
La différence entre ces deux notions tient à la possibilité prévoir le comportement de la chose concernée lorsque celle-ci est soumise à telle ou telle contrainte. Prenons un moteur automobile. Un tel objet sera considéré comme compliqué car il est possible de prévoir exactement son fonctionnement. Il faudra pour cela probablement analyser et comprendre le fonctionnement de chacune de ses pièces unitaires mais même si cette analyse pourra être longue et difficile, il sera possible in fine de prévoir exactement le comportement du moteur selon que l’on agit de telle ou telle façon dessus. Dit autrement, il y a un déterminisme identifiable dans le fonctionnement d’une structure compliquée.
A contrario, le fonctionnement d’une chose complexe garde toujours une part d’inexpliqué en ce sens qu’il existe en son sein des éléments unitaires dont il est impossible de prévoir le lien action/comportement, soit parce que le comportement de ces éléments unitaires en lui-même est imprévisible, soit parce que les interactions entre ces éléments unitaires rendent imprévisible le comportement de la chose dans son ensemble, soit parce que l’on se trouve face à une combinaison de ces deux phénomènes. Point de déterminisme ici, tout au plus une approche statistique permettant d’anticiper au mieux les conséquences de telle ou telle action avec une part plus ou moins importante d’inconnu selon le niveau de complexité de la chose. La conséquence immédiate de cette approche est qu’il est impossible d’anticiper parfaitement le fonctionnement, les réactions de toute structure complexe.
Le lien réside dans la difficulté que rencontrent les entreprises à mettre en œuvre opérationnellement leur réflexion stratégique. Car selon de nombreuses études, la très grande majorité des entreprises qui ont défini une stratégie ne parvient pas à la mettre en œuvre complètement. Cette constatation incite à poser une question évidente : pourquoi ? Ne nous trompons pas, la question ici ne concerne pas le côté pertinent ou pas de la stratégie définie, ceci est un tout autre sujet.
Si la différence entre ces deux termes réside dans notre capacité à prévoir le comportement de la chose au besoin en allant jusqu’à analyser celui de ses composants élémentaires, c’est donc au niveau des composants élémentaires de l’entreprise qu’il faut porter notre attention en nous posant la question suivante : Le comportement de ces éléments ultimes est-il, en toutes circonstances, prévisible ? Dans la mesure où nous parlons là d’être humain, le salarié en l’occurrence, la réponse est évidente. Quelle que soit la connaissance que l’on a de la personne, il est totalement impossible de prévoir de façon certaine sa réaction devant une situation donnée, ni la nature des interactions que cette personne sera amenée à avoir avec ses collègues non plus que les réactions de ceux-ci face à ces interactions, etc. Par nature, l’entreprise est évidemment une structure complexe (voire très complexe) et en cela, il est impossible de prévoir exactement son comportement devant tel ou tel changement.
« La réflexion sur l’amélioration de la capacité des organisations à évoluer a mené au concept de conduite du changement. »
Aussi surprenant que cela puisse paraître, jusqu’à assez récemment, les conséquences de cette réalité ont été largement omises dans la littérature relative à la mise en œuvre de la stratégie des entreprises. Les logiques de mise en œuvre proposées dans ces ouvrages mettent le plus souvent en évidence des approches en mode « Top-Down » très déterministes, lorsque la problématique de la mise en œuvre de la stratégie en elle-même n’est pas totalement oubliée. Ces approches déterministes ont donc naturellement été celles mises en œuvre le plus souvent par les entreprises. Pas vraiment étonnant dès lors que le résultat final mette en évidence une vraie difficulté de leur part à réussir cette mise en œuvre. Tout comme la raison d’être est la réponse aux parties prenantes pour les rassurer sur la prise en compte durable de leurs attentes par les entreprises, la réflexion sur l’amélioration de la capacité des organisations à évoluer a mené au concept assez récent de conduite du changement.
Lorsque nous synthétiserons les éléments présentés dans cette série d’articles, il nous faudra nous souvenir de cette réalité.
La dernière brique de la réflexion stratégique
« Et si ces échecs étaient aussi la conséquence d’une incapacité à identifier tout ce qu’il faut modifier pour permettre cette mise en œuvre ? »
Mais il reste un dernier point à traiter : si la prise en compte des principes de conduite du changement devrait augmenter le taux de réussite de mise en œuvre des réflexions stratégiques des entreprises, encore faut-il savoir de quel changement l’on parle.
En effet, les échecs des entreprises à mettre en œuvre toute leur stratégie sont-ils exclusivement dus à l’application trop systématique d’une approche essentiellement Top-Down dans leur processus de mise en œuvre ? Ne pourrait-il par y avoir une autre raison ? Et si ces échecs étaient aussi la conséquence de l’incapacité à identifier clairement tout ce que les décisions issues de leur réflexion stratégique induisent comme changements au sein des entreprises ?
Là apparaît la difficulté ultime du processus. Car il ne suffit pas de disposer d’une raison d’être qui rassure les parties prenantes, d’un processus de réflexion stratégique efficient, d’une vraie prise en compte des principes de conduites du changement, encore faut-il être capable d’identifier l’ensemble des évolutions opérationnelles nécessaires à la mise en œuvre totale et complète des décisions stratégiques prises par l’entreprise.
La réalité montre que cette approche simpliste est erronée. En conséquence, une fois la réflexion stratégique menée, encapsulée dans le cadre défini par la raison d’être de l’entreprise, et avant de passer à la phase de mise en œuvre opérationnelle proprement dite, il est indispensable de réaliser ce travail de recensement des conséquences opérationnelles induites par les décisions stratégiques de l’entreprise.
Cette quatrième brique porte aujourd’hui un nom. Il s’agit du concept d’« Alignement stratégique ». Initialement présenté par John C. Henderson et N. Venkat Venkatraman dans leur article « L’alignement stratégique ou le changement de dimension des systèmes d’information dans les organisations », traitant des évolutions des systèmes d’information et publié en 1993 dans l’IBM Systems Journal, ce concept s’est aujourd’hui élargi à l’ensemble de l’entreprise pour proposer une démarche destinée à aligner l’ensemble de l’organisation de l’entreprise sur les objectifs stratégiques de celle-ci.
Indispensable mais difficile à mettre en œuvre, ce travail d’alignement consiste à transposer une réflexion globale et externe menée principalement par la Direction Générale vers une analyse spécifique et interne menée par les principaux responsables opérationnels de l’entreprise. Nous verrons avec quels outils et dans quel cadre il est possible de mobiliser l’ensemble de la structure pour réaliser ce travail de recensement.
La série d’articles initiée ici a donc pour objet de présenter l’ensemble des concepts qu’il est aujourd’hui nécessaire de mettre en œuvre pour mener à bien une véritable réflexion stratégique et s’assurer au mieux de sa mise en œuvre opérationnelle, et ce quelle que soit la taille de la structure concernée. Il est possible de synthétiser cet ensemble de concepts dans le processus suivant :
- Formulation de la raison d’être de l’entreprise,
- Expression de la stratégie de celle-ci dans le cadre de cette raison d’être,
- Mise en œuvre d’un processus d’alignement stratégique de l’entreprise,
- Application des principes de conduite du changement
Evidemment, une fois les évolutions nécessaires mises en œuvre, il sera nécessaire de suivre les performances de l’entreprise et de valider la pertinence de la stratégie décidée. Ce contrôle, en dehors du processus de mise en œuvre de la stratégie stricto sensu, participe évidemment à la réussite de celle-ci. Dès lors, il est nécessaire d’intégrer au processus un ultime outil :
- Production d’un tableau de bord d’évaluation des performances de l’entreprise
L’exploitation des informations produites par ce tableau de bord permettra, le cas échéant, d’adapter la stratégie tout en respectant les valeurs fondamentales exprimées dans la raison d’être de l’entreprise.
Cette série d’articles va donc traiter de l’ensemble de ces sujets, le premier d’entre eux étant consacré à la raison d’être, à ce qu’elle doit porter et à la façon dont il est possible de la déterminer.
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